7.
Prodige
Juillet 2000
À mon retour, le Conseil m’a convoqué à Londres. Pendant trois jours, ils m’ont interrogé sur tous les sujets possibles et imaginables, depuis les causes de la guerre des clans jusqu’aux vertus médicinales de l’armoise. J’ai même dû rédiger des dissertations pour analyser certaines décisions historiques du Grand Conseil. Enfin, ils m’ont demandé de lancer des sorts et d’accomplir des rituels.
Tout ça pour rien. Au bout du compte, ils ont refusé ma candidature. Non parce qu’ils considèrent que mon pouvoir est trop faible ou que mes connaissances sont lacunaires. Ni à cause de mon jeune âge. Mais parce qu’ils doutent de mes motivations réelles : ils pensent que je cherche simplement à venger Linden et mes parents.
Ce n’est pourtant plus le cas. J’en ai parlé à Athar, ma cousine, hier soir. Elle est la seule qui me comprenne.
« Ce n’est pas la vengeance que tu cherches, c’est ta rédemption, m’a-t-elle dit en me fixant de ses grands yeux noirs. J’ignore laquelle de ces deux voies sera la plus dangereuse. »
Je ne vais pas baisser les bras. J’écrirai de nouveau aux membres du Conseil, jusqu’à ce qu’ils comprennent.
Gìomanach
* * *
Notre petite cuisine n’avait pas la classe de celle de Selene, mais je la trouvais plus chaleureuse. Cal et moi étions assis tout près l’un de l’autre, et j’avais croisé mes jambes par-dessus les siennes. Dire qu’un jour on habiterait ensemble… J’ai regardé son beau visage et j’ai soupiré. Il fallait qu’on parle de Hunter.
— Ce qui s’est passé m’a bouleversée.
— Je sais. Moi aussi. Jamais je n’aurais imaginé qu’on en arriverait là. En fait, je pensais qu’on allait se donner quelques coups et basta ! a-t-il déclaré avec un rire sans joie. Et ensuite, il a sorti le braigh…
— La chaînette en argent ?
Il a hoché la tête en frissonnant.
— Oui. Elle était ensorcelée. Dès qu’il me l’a passée aux poignets, j’ai perdu tous mes pouvoirs.
— Cal… je n’arrive pas à y croire, ai-je gémi en ravalant mes larmes. J’y pense sans arrêt. Pourquoi personne n’a retrouvé le corps ? Et qu’est-ce qu’on fera si ça arrive ? Je te jure, c’est horrible… Chaque fois que le téléphone sonne, j’ai peur que ce ne soit la police…
— Je suis désolé, Morgan, a-t-il chuchoté en me prenant dans ses bras. On ne peut rien faire. Crois-moi, je n’arrête pas de me maudire de t’avoir mêlée à cette histoire. Mais on ne peut plus revenir en arrière. C’était de la légitime défense, ne l’oublie pas. Il voulait me tuer et tu l’en as empêché. C’était lui ou moi.
J’ai acquiescé en silence.
— C’est la pire chose qui me soit jamais arrivée, a-t-il continué. Pourtant, tu sais quoi ? Je suis content qu’on vive cela ensemble. Enfin, j’aurais préféré que tu ne sois pas impliquée là-dedans, bien sûr, ce n’est pas ce que je voulais dire…
Il a marqué une pause et a secoué la tête.
— Oh, Morgan, je m’embrouille… Je voulais simplement te dire que ce drame nous a rapprochés et que j’en suis heureux.
— Oui, je comprends…
Nous sommes restés longtemps dans les bras l’un de l’autre, sans rien dire. Puis j’ai décidé de changer de sujet :
— Ta mère semble mourir d’envie d’utiliser mes outils.
— C’est vrai, oui ! On dirait une gamine dans un magasin de jouets : elle voudrait tester toutes les nouveautés. Et les outils de Belwicket l’intéressent plus que tout.
— Pour quelle raison ?
Cal a haussé les épaules, avant de prendre une gorgée de thé.
— Sans doute à cause du mystère qui entoure la disparition de tous ces sorciers. Belwicket était un coven très ancien et très puissant. C’est un miracle que les outils n’aient pas été détruits. Et ils sont imprégnés du pouvoir propre aux Woodbane.
— Qu’est-ce que cela change, puisque Belwicket avait renoncé au mal ?
— Je ne sais pas. Rien sans doute.
— J’ai peut-être agi trop vite en leur jetant ce sort. Je voulais tellement qu’ils soient à moi et à personne d’autre…
Cal a hoché la tête en me caressant la main.
— À ta place, j’aurais sans doute fait pareil… et ensuite ma mère m’aurait assassiné !
On a ri ensemble. Quel amour de me défendre contre Selene !
— Ce matin, ta mère m’a laissé entendre que j’étais une sorcière étonnamment puissante. Cela signifie que certains sorciers sont plus forts que d’autres ?
— Bien sûr.
— Leur supériorité vient-elle de leurs connaissances ou est-elle innée ?
— Les deux, en fait. Évidemment, un sorcier de sang sera toujours plus puissant qu’un simple humain, mais, même parmi les sorciers de sang, il y a des variations : si tes pouvoirs sont faibles, tu peux étudier tant que tu veux, tu n’arriveras pas à grand-chose. Pareil si tes pouvoirs sont immenses et que tu n’as jamais étudié la Wicca. L’important, c’est la combinaison des deux.
— Et sur une échelle de un à dix, tu la placerais où, ta mère ?
Cal a éclaté de rire et m’a embrassée sur la joue.
— Tiens, le petit génie des maths refait son apparition ! Prenons plutôt une échelle de un à cent. Un sorcier faible, sans formation, se situerait autour de douze, et quelqu’un comme Mereden la Sage ou Denys Haraldson serait dans les quatre-vingt-dix et quelques.
J’ai hoché la tête ; ces noms m’étaient familiers, car je les avais croisés plusieurs fois en étudiant l’histoire de la Wicca. Ils étaient tous deux très puissants et apparaissaient comme des figures tutélaires versées dans l’éducation et la formation. Mereden était morte en 1517, sur un bûcher. Denys avait péri à Londres en 1942, pendant un bombardement.
— Sur cette échelle, ma mère aurait dans les quatre-vingts ou quatre-vingt-cinq.
— Waouh ! C’est énorme !
— Ouaip. Mieux vaut ne pas lui chercher querelle… a-t-il déclaré en riant.
— Et toi, tu te mettrais où ? Et moi ?
— C’est plus dur à dire.
Il a regardé sa montre avant de reprendre :
— Morgan, il va bientôt faire nuit. Sky est encore dans les parages et j’aimerais bien jeter des sorts de protection sur ta maison et ta voiture.
— D’accord, mais cela ne t’empêche pas de répondre à ma question, ai-je répliqué en me levant pour le suivre dehors.
— Voyons… il est toujours difficile de se juger soi-même… Je me donnerais un bon soixante-deux. Je suis jeune, mes pouvoirs augmenteront sûrement avec l’âge. J’ai beau descendre d’une lignée puissante et étudier sérieusement, je ne suis pas un prodige et je ne vais pas révolutionner la sorcellerie. Donc, soixante-deux, ça me paraît correct.
J’ai ri et, quand je l’ai pris dans mes bras, il m’a serrée contre lui et m’a caressé les cheveux.
— Par contre, pour toi, Morgan, c’est complètement différent.
— Ah bon ? Du genre vingt et un ?
— Par la Déesse, bien sûr que non !
— Alors quoi ? Trente-cinq ? Quarante ?
Je faisais exprès de le regarder d’un air implorant. J’étais heureuse de pouvoir plaisanter avec lui. C’était tellement facile de l’aimer et d’être moi-même !
Il m’a souri, et j’ai fondu tant il était beau.
— Tu n’y es pas du tout, ma puce. Je te placerais dans les quatre-vingt-dix, quatre-vingt-quinze.
Ébahie, je l’ai dévisagé, puis je me suis dit qu’il plaisantait.
— Ha, ha ! très drôle, Cal.
— Morgan, je suis sérieux. Tu es un véritable prodige. Toi, tu pourrais révolutionner le monde de la Wicca.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Voilà pourquoi j’ai voulu t’initier en douceur. Ton pouvoir est pareil à un véritable ouragan, Morgan, et il faut que tu apprennes à le contrôler. C’est comme les outils de Maeve. J’aurais préféré que tu laisses ma mère te guider. J’ai peur que tu n’agisses à la légère parce que tu ne vois pas la situation dans son ensemble.
— De quoi tu parles ?
Il m’a souri de nouveau, abandonnant soudain l’air sérieux qu’il affectait depuis tout à l’heure, et m’a embrassée sur les lèvres.
— Oh ! de rien du tout, a-t-il répondu d’un ton moqueur. Tu as simplement hérité du pouvoir gigantesque de plusieurs générations de sorcières. Rien d’extraordinaire, en fait.
Malgré mes questions pressantes, il n’a pas voulu m’en dire davantage. Il s’est employé à ensorceler Das Boot et ma maison en traçant des runes et en leur jetant des sorts de protection ; après quoi il est rentré chez lui, me laissant seule avec mes interrogations.
* * *
Ce soir-là, après dîner, mes parents ont accompagné Mary K. au récital de violon de sa copine Jaycee. J’ai attendu qu’ils soient partis pour verrouiller toutes les portes – on n’est jamais trop prudent – et monter à l’étage. J’ai récupéré les outils de Maeve et je me suis enfermée dans ma chambre.
Assise par terre, je les ai de nouveau examinés un par un. Ils s’adaptaient parfaitement à ma main, comme s’ils étaient un prolongement de moi-même. À quoi Cal pensait-il lorsqu’il affirmait que je ne voyais pas la situation dans son ensemble ? Pour moi, les choses étaient on ne peut plus claires : ces outils avaient appartenu à ma grand-mère puis à ma mère, et maintenant ils me revenaient. À mes yeux, seul cela importait.
Bien sûr, Selene pourrait m’en apprendre beaucoup sur leurs pouvoirs. L’idée était attrayante. Une nouvelle fois, je me suis demandé pourquoi Alyce avait tellement insisté pour que je les lie à moi sur-le-champ.
Sans y penser, je venais de tracer un cercle sur le sol et j’avais passé par-dessus mes vêtements la robe de cérémonie de ma mère : la tunique en soie verte, parcourue de symboles magyques, d’étoiles et de runes, ondoyait au moindre de mes mouvements. Dans chaque coupelle, j’avais placé l’un des quatre éléments : une bougie pour le feu, de l’encens pour l’air, quelques gouttes pour l’eau et du sel pour la terre. Pendant mes préparatifs, j’ai senti le contact chaud du pentacle de Cal contre ma gorge. Depuis qu’il me l’avait donné, je ne l’avais pas enlevé.
Les outils m’appelaient. Après avoir attendu des années au fond de leur cachette, ils ne demandaient qu’à être utilisés. Je percevais la promesse du pouvoir qu’ils m’offraient. J’ai refermé le cercle, puis, l’athamé entre les mains, j’ai rendu grâce à la Déesse et au Dieu.
Et maintenant ?
Le feu. J’allais lire dans le feu.
J’ai plongé mon regard dans la flamme de la bougie en essayant de me concentrer et de me relaxer. Mes muscles se sont détendus et ma respiration s’est ralentie. Mes pensées sont parties à la dérive. Une incantation s’est imposée à moi, et je n’ai pas hésité à la réciter à voix haute :
Je sens la magye qui enfle et qui croît.
Je puise la connaissance à sa source.
Pour moi et moi seule, ces outils ont vécu.
Grâce à eux, ma magye deviendra puissante et infaillible.
J’étais maintenant prête à voir ce que le feu voulait me montrer.
J’ai vu des rayonnages débordants d’anciens volumes : il s’agissait des livres que je me devais d’étudier. Il me faudrait des années pour y parvenir. Dans ma vision, j’étais abattue, en pleurs, et j’ai compris que ma voie serait semée d’embûches. Grisée par ces images, j’ai chuchoté : « Je veux connaître la suite. »
L’image s’est transformée tout à coup. J’avais devant moi une version âgée de moi-même penchée au-dessus d’un chaudron : je ressemblais à une méchante sorcière de conte de fées, avec les cheveux filasse, le teint verdâtre, les joues creuses et les mains griffues. C’était tellement horrible que j’en aurais presque ri. Cette autre moi-même préparait une potion dans un décor qui rappelait une grotte au bord de la mer. Par l’ouverture, je voyais des éclairs zébrer le ciel et illuminer les parois rocheuses tandis que je grimaçais en jetant mon sort. L’énergie terrifiante qui se dégageait de cette scène m’effrayait et m’attirait tout à la fois. À force de la contempler, j’avais l’impression d’étouffer.
La gorge nouée, j’ai cligné des yeux plusieurs fois pour chasser cette vision. Soudain, la scène a changé et je me suis vue marchant dans un champ baigné par les rayons du soleil, comme dans une pub pour du shampooing. J’étais enceinte, et tout était calme autour de moi. Il n’y avait là rien de puissant, aucune magye terrifiante à l’œuvre. Juste une impression de sérénité.
Chaque fois que je cillais, la vision précédente réapparaissait et les deux Morgan alternaient comme des images stroboscopiques. Une douleur m’a soudain transpercé la poitrine et j’ai complètement paniqué.
Je veux que ça s’arrête, ai-je pensé. Je veux sortir de là. Laissez-moi sortir !
Sans savoir comment, j’ai réussi à détacher mon regard de la flamme, puis je me suis retrouvée pliée en deux, le souffle court. Prise de nausées, je me suis redressée en titubant, j’ai brisé mon cercle et je me suis ruée vers la salle de bains. J’ai enlevé la robe de cérémonie avant de me pencher au-dessus des toilettes pour rendre tout ce que j’avais dans l’estomac, en pleurant comme une malheureuse.
Je suis restée là de longues minutes, à attendre que mes sanglots s’arrêtent d’eux-mêmes. Ensuite, je me suis relevée, les jambes flageolantes, pour m’asperger le visage d’eau fraîche. Lentement, je me suis brossé les dents et j’ai enfilé mon pyjama. Je me sentais fiévreuse et misérable.
Entre-temps, Dagda était entré dans ma chambre et s’était assis au milieu du cercle brisé pour regarder pensivement la bougie.
— Salut, toi, ai-je chuchoté, puis j’ai soufflé sur la flamme et j’ai tout rangé.
En pliant la robe de ma mère, je me suis rendu compte qu’elle crépitait tant elle demeurait chargée d’énergie. L’atmosphère même de ma chambre était pesante, malsaine. J’ai ouvert les fenêtres en grand et l’air glacial m’a semblé plus que bienvenu.
Tout à coup, le téléphone a sonné. Je me suis précipitée dans le couloir pour décrocher et j’ai déclaré dans un souffle :
— Coucou. Je suis contente que tu appelles.
— Tout va bien ? m’a demandé Cal. Je viens d’avoir un drôle de pressentiment.
Je ne pouvais pas lui raconter que j’avais utilisé les outils de ma mère. Pour lui, je n’avais ni les connaissances ni l’expérience nécessaires pour m’y hasarder.
— Oui, ça va, ai-je répondu en essayant de respirer doucement. Mais… tu me manques.
— Tu me manques aussi, tu sais, a-t-il chuchoté. Si seulement j’étais près de toi, la nuit…
— Ce serait merveilleux !
— Un jour, Morgan, un jour… Bonne nuit. Pense à moi quand tu seras couchée.
Sa voix suave m’a donné des frissons et j’ai resserré la main autour du téléphone.
— Promis, ai-je murmuré.
— Bonne nuit, mon amour.
— Bonne nuit.